La situation d’un débiteur confronté à des difficultés financières peut se voir considérablement améliorée par l’existence d’un moratoire, suspension temporaire de l’exigibilité des créances qui offre un répit salutaire. Dans ce contexte particulier, la question de la forclusion – ce mécanisme juridique qui éteint l’action en justice par l’écoulement d’un délai – prend une dimension spécifique. Son abandon ou sa suspension pendant la période moratoire constitue un enjeu majeur pour la protection des droits du débiteur. Cette problématique, au carrefour du droit des obligations, des procédures collectives et du droit de la consommation, mérite une analyse approfondie tant ses implications pratiques sont considérables pour les justiciables et les professionnels du droit.

Fondements juridiques du moratoire et son impact sur les délais de forclusion

Le moratoire constitue un mécanisme juridique permettant la suspension temporaire des poursuites contre un débiteur en difficulté. Sa mise en place repose sur divers fondements légaux qui varient selon la nature de la dette et la situation du débiteur. L’un des principes fondamentaux du droit français réside dans la protection des parties vulnérables, notamment lorsqu’elles sont confrontées à des difficultés financières temporaires ou structurelles.

Dans le cadre du droit commun, l’article 1343-5 du Code civil prévoit la possibilité pour le juge d’accorder des délais de paiement au débiteur, constituant ainsi un moratoire judiciaire. Ces dispositions s’inscrivent dans la lignée des anciens « délais de grâce » et permettent un aménagement temporel des obligations du débiteur sans pour autant remettre en cause le principe même de la dette.

Le droit des entreprises en difficulté offre un cadre plus spécifique avec des procédures comme la conciliation (articles L.611-4 et suivants du Code de commerce), la sauvegarde (articles L.620-1 et suivants) ou le redressement judiciaire (articles L.631-1 et suivants). Ces procédures entraînent des effets moratoires plus ou moins étendus, allant de l’interdiction des poursuites individuelles à la suspension des voies d’exécution.

Pour les particuliers, le Code de la consommation prévoit des dispositifs similaires, notamment dans le cadre de la procédure de surendettement (articles L.711-1 et suivants), où la recevabilité du dossier entraîne automatiquement la suspension des procédures d’exécution.

L’articulation entre moratoire et forclusion

L’instauration d’un moratoire produit des effets directs sur les délais de forclusion qui courent contre le débiteur ou contre ses créanciers. La jurisprudence a progressivement précisé cette articulation délicate entre suspension des poursuites et computation des délais.

La Cour de cassation a notamment établi que la période de suspension des poursuites n’est pas prise en compte dans le calcul du délai de forclusion biennale en matière de crédit à la consommation (Cass. 1re civ., 16 avril 2015, n°14-13.380). Cette solution s’avère protectrice pour le débiteur puisqu’elle empêche que le délai de forclusion ne s’écoule pendant une période où il lui est impossible d’agir.

  • Suspension automatique des délais de forclusion pendant la durée du moratoire légal
  • Prolongation des délais d’action équivalente à la durée du moratoire
  • Impossibilité pour le créancier d’invoquer la forclusion lorsque celle-ci serait intervenue pendant la période de suspension

Cette approche se justifie par l’adage selon lequel « Contra non valentem agere non currit praescriptio » (la prescription ne court pas contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir), principe qui s’applique mutatis mutandis à la forclusion.

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Les différents types de moratoires et leurs effets spécifiques sur la forclusion

Les moratoires peuvent revêtir diverses formes en fonction de leur source, de leur portée et des situations qu’ils visent à réguler. Cette diversité entraîne des conséquences variables sur les mécanismes de forclusion applicables aux créances concernées.

Le moratoire légal et ses effets automatiques

Le moratoire légal résulte directement de dispositions législatives qui prévoient la suspension des poursuites dans certaines circonstances précisément définies. Son effet sur la forclusion est généralement automatique et ne nécessite pas d’intervention judiciaire particulière pour être constaté.

La procédure de surendettement constitue l’archétype de ce mécanisme. L’article L.722-2 du Code de la consommation prévoit expressément que la recevabilité de la demande entraîne la suspension des procédures d’exécution diligentées contre le débiteur. Cette suspension s’étend aux délais de forclusion, comme l’a confirmé la jurisprudence de la Cour de cassation (Cass. 1re civ., 12 novembre 2020, n°19-10.306).

De même, en matière de procédures collectives, l’article L.622-21 du Code de commerce instaure un principe d’arrêt des poursuites individuelles dès le jugement d’ouverture. Cette disposition a pour effet de suspendre les délais de forclusion qui pourraient courir contre les créanciers soumis à la discipline collective.

Le moratoire conventionnel et ses limites

Le moratoire conventionnel résulte d’un accord entre le débiteur et ses créanciers. Sa portée sur les délais de forclusion dépend largement des termes de l’accord et de l’intention des parties.

Dans le cadre d’une conciliation régie par les articles L.611-4 et suivants du Code de commerce, les créanciers peuvent consentir des délais de paiement ou des remises de dettes. Si l’accord est homologué par le tribunal, il bénéficie d’une protection renforcée, notamment en termes de suspension des délais.

Pour les particuliers, les plans conventionnels de redressement prévus par l’article L.732-1 du Code de la consommation permettent également d’aménager le remboursement des dettes. Toutefois, leur effet sur la forclusion est moins automatique et dépend souvent de l’interprétation judiciaire de l’accord.

Le moratoire judiciaire et son appréciation souveraine

Le moratoire judiciaire résulte d’une décision de justice accordant des délais au débiteur. Son impact sur la forclusion est généralement explicité dans la décision elle-même.

L’article 1343-5 du Code civil permet au juge d’accorder des délais de paiement « compte tenu de la situation du débiteur et en considération des besoins du créancier ». Cette disposition, héritière de l’ancien article 1244-1, confère un large pouvoir d’appréciation au magistrat quant aux modalités et aux conséquences du moratoire.

  • Moratoires légaux : effet automatique sur la forclusion
  • Moratoires conventionnels : effet dépendant des stipulations de l’accord
  • Moratoires judiciaires : effet précisé par la décision de justice

La crise sanitaire liée à la Covid-19 a par ailleurs donné lieu à des moratoires exceptionnels, notamment par l’ordonnance n°2020-306 du 25 mars 2020, qui a prévu des prorogations de délais avec des effets spécifiques sur la forclusion.

La jurisprudence relative à l’abandon de la forclusion en période de moratoire

L’évolution de la jurisprudence concernant l’abandon ou la suspension de la forclusion durant les périodes de moratoire témoigne d’une construction progressive visant à équilibrer la protection du débiteur et la sécurité juridique des relations contractuelles.

L’approche de la Cour de cassation : une protection renforcée du débiteur

La Haute juridiction a développé une jurisprudence protectrice des intérêts du débiteur en matière de forclusion durant les périodes de moratoire. Cette orientation s’est manifestée dans plusieurs arrêts fondamentaux qui ont posé les jalons d’une doctrine cohérente.

Dans un arrêt du 23 mars 2017 (Cass. 2e civ., n°16-13.303), la Cour de cassation a clairement affirmé que « les délais de forclusion ne courent pas contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir par suite d’un empêchement résultant de la loi ». Cette formulation, qui transpose aux délais de forclusion un principe traditionnellement appliqué à la prescription, a constitué un tournant significatif.

Plus récemment, dans un arrêt du 10 décembre 2020 (Cass. 1re civ., n°19-16.690), la Cour a précisé que le délai de forclusion biennale prévu par l’article L.311-52 (ancien) du Code de la consommation est suspendu pendant la durée d’examen du dossier de surendettement, y compris lors de la phase de négociation du plan conventionnel.

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Cette position a été confirmée et affinée dans plusieurs décisions ultérieures, notamment l’arrêt du 8 juillet 2021 (Cass. 1re civ., n°20-10.552) qui étend cette solution aux procédures de rétablissement personnel.

Les divergences entre juridictions du fond

Malgré la clarté apparente de la position de la Cour de cassation, certaines juridictions du fond ont parfois adopté des approches divergentes, créant une forme d’insécurité juridique pour les justiciables.

Certaines cours d’appel ont ainsi considéré que seule la phase d’instruction du dossier de surendettement entraînait la suspension du délai de forclusion, et non la phase d’exécution du plan (CA Paris, pôle 4, ch. 9, 21 mai 2019). D’autres ont au contraire retenu une interprétation extensive, considérant que toute la procédure, jusqu’à l’exécution complète du plan, suspendait les délais (CA Douai, ch. 8, 12 janvier 2017).

Ces divergences ont progressivement été résorbées par les interventions répétées de la Cour de cassation, qui a clarifié le fait que la suspension des délais concerne l’ensemble de la procédure, depuis la recevabilité du dossier jusqu’à l’exécution complète des mesures recommandées ou imposées.

L’influence du droit européen

Le droit européen a exercé une influence notable sur cette évolution jurisprudentielle, notamment à travers la directive 2008/48/CE concernant les contrats de crédit aux consommateurs.

La Cour de Justice de l’Union Européenne a eu l’occasion de se prononcer sur l’articulation entre les délais de forclusion nationaux et les exigences de protection effective du consommateur. Dans son arrêt du 18 décembre 2014 (C-449/13, CA Consumer Finance), elle a rappelé que les règles nationales ne doivent pas rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par le droit de l’Union.

  • Confirmation du principe de suspension des délais pendant toute la durée du moratoire
  • Extension progressive du champ d’application à différentes procédures (surendettement, rétablissement personnel, procédures collectives)
  • Harmonisation sous l’influence du droit européen de la consommation

Cette construction jurisprudentielle témoigne d’une volonté constante de préserver l’effectivité des droits du débiteur protégé, tout en maintenant un cadre juridique prévisible pour l’ensemble des acteurs économiques.

Aspects pratiques de la suspension de forclusion pour les débiteurs sous protection

La mise en œuvre concrète de la suspension des délais de forclusion pour les débiteurs bénéficiant d’un moratoire soulève de nombreuses questions pratiques. Les professionnels du droit doivent maîtriser ces aspects pour accompagner efficacement leurs clients et sécuriser leurs actions.

Le calcul des délais suspendus

La détermination précise de la période de suspension constitue un enjeu majeur pour établir la recevabilité d’une action. Ce calcul obéit à des règles spécifiques qui varient selon la nature du moratoire concerné.

Pour les procédures de surendettement, le point de départ de la suspension correspond généralement à la date de recevabilité du dossier par la commission de surendettement. Le terme de cette suspension peut varier selon les mesures adoptées : exécution complète du plan conventionnel, des mesures imposées ou recommandées, ou clôture de la procédure de rétablissement personnel.

Un exemple concret permet d’illustrer ce mécanisme : si un délai de forclusion biennale a commencé à courir le 1er janvier 2020 et qu’un dossier de surendettement est déclaré recevable le 1er juillet 2020, le délai est suspendu à cette date après avoir couru pendant six mois. Si la procédure de surendettement prend fin le 1er juillet 2022, le délai recommencera à courir à cette date, avec encore dix-huit mois restants (jusqu’au 1er janvier 2024).

Pour les procédures collectives, l’article L.622-21 du Code de commerce prévoit que l’interruption des délais court à compter du jugement d’ouverture. La reprise des délais dépendra ensuite du sort de la procédure (plan de sauvegarde, de redressement, liquidation).

La charge de la preuve de la suspension

La question de savoir qui doit établir l’existence et la durée de la suspension revêt une importance pratique considérable. À cet égard, la jurisprudence a progressivement dégagé des principes directeurs.

En principe, celui qui invoque le bénéfice de la suspension doit en rapporter la preuve. Ainsi, le débiteur qui conteste la forclusion opposée par un créancier doit démontrer qu’il bénéficiait d’une protection légale suspensive des délais.

Toutefois, les tribunaux font preuve d’une certaine souplesse dans l’administration de cette preuve, notamment lorsque les éléments relatifs à la procédure sont accessibles dans des registres publics ou peuvent être facilement vérifiés par le juge.

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La Cour de cassation a par ailleurs précisé que le juge ne peut pas relever d’office la forclusion sans s’assurer préalablement qu’aucune cause de suspension n’est intervenue (Cass. 1re civ., 17 février 2016, n°15-12.512).

Les stratégies contentieuses

Face à ces règles complexes, différentes stratégies contentieuses peuvent être envisagées, tant pour les débiteurs que pour les créanciers.

Pour le débiteur, il est primordial d’invoquer expressément le bénéfice de la suspension des délais dès les premières écritures, en produisant les justificatifs pertinents (décision de recevabilité, jugement d’ouverture, etc.). Cette vigilance est d’autant plus nécessaire que certaines juridictions peuvent ne pas rechercher d’office l’existence d’une cause de suspension.

Pour le créancier, une analyse préalable approfondie de la situation du débiteur s’impose avant d’opposer une fin de non-recevoir tirée de la forclusion. Une vérification des procédures collectives ou de surendettement éventuellement ouvertes permet d’éviter des contestations ultérieures et des condamnations potentielles pour procédure abusive.

  • Vérification systématique des registres publics (BODACC, FICOBA, etc.)
  • Constitution d’un dossier probatoire complet sur la chronologie des procédures
  • Anticipation des arguments adverses sur la suspension des délais

Ces aspects pratiques soulignent l’importance d’une expertise technique précise dans le maniement des règles relatives à la forclusion en période de moratoire, domaine où la frontière entre recevabilité et irrecevabilité peut tenir à quelques jours de computation des délais.

Perspectives d’évolution et enjeux futurs de la protection du débiteur

L’articulation entre moratoire et forclusion s’inscrit dans une dynamique évolutive, influencée tant par les transformations socio-économiques que par les innovations législatives et jurisprudentielles. Plusieurs tendances se dessinent pour l’avenir de cette protection.

Vers une harmonisation européenne renforcée

L’influence du droit européen sur les mécanismes nationaux de protection du débiteur devrait s’accentuer dans les années à venir. La directive (UE) 2019/1023 du 20 juin 2019 relative aux cadres de restructuration préventive, à la remise de dettes et aux déchéances, ainsi qu’aux mesures visant à augmenter l’efficacité des procédures, témoigne de cette volonté d’harmonisation.

Cette directive, qui devait être transposée au plus tard le 17 juillet 2021, prévoit notamment un droit à l’effacement total des dettes pour les entrepreneurs honnêtes mais malheureux dans un délai maximal de trois ans. Elle encourage également la mise en place de systèmes d’alerte précoce pour détecter les difficultés des entreprises avant qu’elles ne deviennent insurmontables.

L’Union européenne pourrait poursuivre ce mouvement d’harmonisation en adoptant des règles plus précises concernant les effets des moratoires sur les délais de forclusion, dans l’objectif de garantir une protection équivalente à tous les débiteurs européens.

L’adaptation aux crises systémiques

La crise sanitaire liée à la Covid-19 a mis en lumière la nécessité de disposer de mécanismes flexibles permettant d’instaurer rapidement des moratoires généralisés en cas de choc économique majeur. Les dispositions d’urgence adoptées pendant cette période pourraient servir de modèle pour de futures interventions législatives.

L’ordonnance n°2020-306 du 25 mars 2020, qui a prévu une prorogation générale des délais échus pendant la période d’état d’urgence sanitaire, a constitué une réponse inédite par son ampleur. Son application a toutefois soulevé de nombreuses questions d’interprétation que la jurisprudence n’a pas toutes résolues.

Face aux défis posés par le changement climatique et les risques de crises financières ou géopolitiques, le législateur pourrait être amené à concevoir des dispositifs plus permanents et structurés pour instaurer des moratoires ciblés ou généraux, avec des effets clairement définis sur les délais de forclusion.

Le développement de la prévention et de l’accompagnement

Au-delà des aspects purement juridiques, l’évolution de la protection du débiteur s’oriente vers une approche plus préventive et un accompagnement renforcé. Cette tendance se manifeste tant pour les entreprises que pour les particuliers.

Pour les entreprises, le renforcement des procédures préventives (mandat ad hoc, conciliation) et l’instauration de mécanismes d’alerte plus précoces visent à intervenir avant que la situation ne se dégrade irrémédiablement. Ces dispositifs s’accompagnent souvent de moratoires conventionnels qui suspendent de facto les délais de forclusion.

Pour les particuliers, l’éducation financière et l’accompagnement budgétaire constituent des axes de développement privilégiés. La loi n°2020-734 du 17 juin 2020 a ainsi renforcé les missions des commissions de surendettement en matière d’information et d’orientation des débiteurs.

  • Développement de plateformes numériques d’information sur les droits des débiteurs
  • Renforcement du rôle des associations d’aide aux personnes surendettées
  • Promotion des modes alternatifs de résolution des conflits pour éviter le contentieux

Ces évolutions témoignent d’une approche plus globale de la protection du débiteur, où le moratoire et ses effets sur la forclusion ne constituent qu’un élément d’un dispositif plus large visant à prévenir les difficultés et à faciliter le rebond économique et social.

L’avenir de cette protection dépendra largement de la capacité du législateur et des juges à maintenir un équilibre délicat entre la nécessaire sécurité juridique des transactions et la protection légitime des débiteurs de bonne foi confrontés à des difficultés temporaires ou structurelles.