Le phénomène du travail dissimulé dans les coopératives représente une problématique juridique complexe qui se situe au carrefour du droit du travail, du droit coopératif et du droit pénal. Face à cette situation, l’action collective s’affirme comme un outil juridique puissant permettant aux victimes de se regrouper pour faire valoir leurs droits. Cette démarche collective prend une dimension particulière dans le contexte des entreprises coopératives, structures fondées sur des principes de gouvernance démocratique et de partage équitable. La tension entre le statut de coopérateur et celui de salarié crée un terrain propice aux pratiques de dissimulation, rendant nécessaire une analyse approfondie des mécanismes juridiques disponibles pour les travailleurs lésés.
Les fondements juridiques de l’action collective en matière de travail dissimulé
L’action collective contre le travail dissimulé trouve son assise juridique dans plusieurs dispositifs légaux français. Au premier rang figure l’article L.8221-1 du Code du travail qui prohibe expressément le travail totalement ou partiellement dissimulé. Cette interdiction constitue le socle sur lequel peuvent s’appuyer les actions en justice intentées par les travailleurs concernés.
La loi Justice du XXIe siècle du 18 novembre 2016 a marqué une avancée significative en instituant l’action de groupe en droit français. Bien que cette procédure ne soit pas spécifiquement conçue pour les litiges de travail dissimulé, elle offre un cadre procédural qui peut être mobilisé dans certaines circonstances. Elle permet à une association ou un syndicat représentatif d’agir au nom d’un groupe de personnes placées dans une situation similaire.
Pour le cas spécifique des coopératives, la loi du 10 septembre 1947 portant statut de la coopération et ses modifications successives définissent le cadre juridique de ces entreprises. Ce texte, combiné avec les dispositions du Code du travail, permet d’appréhender la complexité des relations de travail au sein des coopératives et d’identifier les situations de travail dissimulé.
Les formes d’actions collectives disponibles
Plusieurs voies procédurales s’offrent aux travailleurs victimes de dissimulation d’emploi au sein d’une coopérative :
- L’action en défense conjointe : plusieurs victimes mandatent un même avocat pour défendre leurs intérêts individuels dans des procédures distinctes mais coordonnées
- L’intervention syndicale : les syndicats professionnels peuvent, en vertu de l’article L.2132-3 du Code du travail, exercer tous les droits réservés à la partie civile concernant les faits portant préjudice à l’intérêt collectif de la profession
- L’action en substitution : prévue par l’article L.8223-4 du Code du travail, elle permet aux syndicats d’agir au nom des salariés victimes de travail dissimulé, même sans mandat explicite
La jurisprudence a progressivement précisé les contours de ces actions. Ainsi, dans un arrêt du 28 novembre 2018, la Cour de cassation a confirmé la recevabilité de l’action d’un syndicat pour défendre des travailleurs dissimulés dans une structure coopérative, reconnaissant l’atteinte à l’intérêt collectif de la profession.
Ces fondements juridiques constituent la pierre angulaire sur laquelle peut s’édifier toute stratégie d’action collective contre le travail dissimulé dans les coopératives. Ils offrent un arsenal diversifié permettant d’adapter la réponse juridique à la spécificité de chaque situation, tout en garantissant une protection effective des droits des travailleurs concernés.
La spécificité du travail dissimulé dans le contexte coopératif
Le modèle coopératif présente des particularités qui complexifient l’identification et la caractérisation du travail dissimulé. La dualité des statuts – associé coopérateur et potentiellement salarié – crée une zone grise juridique souvent exploitée pour masquer de véritables relations de travail subordonné.
La frontière ténue entre coopération et subordination
Dans une coopérative, le principe fondamental repose sur la participation des membres à la gouvernance et aux résultats économiques. Toutefois, cette participation ne doit pas servir de paravent à une relation de travail salariée non déclarée. La jurisprudence a établi plusieurs critères pour distinguer la véritable coopération du salariat déguisé :
- L’autonomie décisionnelle réelle du coopérateur
- La participation effective aux instances de gouvernance
- L’absence de lien de subordination caractérisé
- La rémunération proportionnelle aux résultats et non fixée unilatéralement
L’affaire des chauffeurs-livreurs à vélo organisés en coopérative (TJ Paris, 20 janvier 2022) illustre parfaitement cette problématique. Dans cette décision, le tribunal a requalifié en contrat de travail la relation entre la plateforme et les livreurs, malgré leur statut apparent de coopérateurs indépendants, en constatant l’existence d’un pouvoir de direction, de contrôle et de sanction.
Les formes courantes de dissimulation dans les coopératives
Le travail dissimulé dans les structures coopératives revêt généralement plusieurs formes :
La fausse coopérative de travailleurs constitue un premier cas de figure. Des entreprises adoptent le statut de SCOP (Société Coopérative et Participative) ou de CAE (Coopérative d’Activité et d’Emploi) tout en maintenant un fonctionnement hiérarchique traditionnel. Les travailleurs, bien que formellement associés, ne disposent d’aucun pouvoir décisionnel réel et se trouvent dans une situation de subordination de fait.
Le détournement du statut d’entrepreneur-salarié dans les CAE représente une autre configuration problématique. Ce statut hybride, reconnu par la loi sur l’économie sociale et solidaire de 2014, peut être instrumentalisé pour masquer un salariat classique tout en privant le travailleur des protections associées.
Enfin, l’usage abusif du statut de bénévole constitue une troisième modalité fréquente. Certaines coopératives, notamment dans le secteur culturel ou social, recourent à un bénévolat qui dissimule en réalité un travail subordonné régulier.
Ces pratiques s’inscrivent dans un contexte plus large de précarisation du travail et d’uberisation de l’économie, où le modèle coopératif est parfois détourné de ses finalités originelles. La Cour de cassation, dans un arrêt du 4 mars 2020, a rappelé que « la qualité d’associé d’une coopérative n’exclut pas en soi l’existence d’un contrat de travail », lorsque les conditions de la subordination sont réunies.
Cette spécificité du contexte coopératif nécessite une vigilance particulière des juridictions et des défenseurs des droits des travailleurs. Elle implique une analyse au cas par cas, dépassant les apparences formelles pour examiner la réalité de la relation de travail.
La mise en œuvre de l’action collective : aspects procéduraux et stratégiques
La mise en œuvre d’une action collective contre le travail dissimulé dans une coopérative requiert une démarche méthodique et stratégique. Cette procédure comporte plusieurs étapes clés qui conditionnent son efficacité et ses chances de succès.
La phase préparatoire : constitution du collectif et rassemblement des preuves
Avant toute action judiciaire, une phase préparatoire s’avère indispensable. Elle débute par l’identification des victimes et la constitution d’un collectif suffisamment représentatif. Cette étape peut s’avérer délicate dans le contexte coopératif où les travailleurs concernés peuvent craindre des répercussions sur leur statut d’associé.
Le rassemblement des preuves constitue l’élément central de cette phase préliminaire. Les travailleurs doivent collecter tout élément matériel démontrant l’existence d’une relation de travail subordonnée :
- Les plannings et emplois du temps imposés
- Les directives écrites (emails, messages, notes de service)
- Les traces de contrôle du travail et d’éventuelles sanctions
- Les témoignages de collègues ou de tiers
- Les documents sociaux de la coopérative (procès-verbaux d’assemblées générales, rapports d’activité)
Cette collecte doit être organisée méthodiquement, idéalement avec l’assistance d’un avocat spécialisé ou d’un syndicat professionnel. Dans l’affaire des livreurs Take Eat Easy (2018), c’est précisément la constitution d’un dossier de preuves solide qui a permis la requalification massive des contrats.
Le choix du véhicule procédural adapté
Une fois le collectif constitué et les preuves rassemblées, se pose la question cruciale du véhicule procédural le plus approprié. Plusieurs options s’offrent aux travailleurs :
L’action syndicale présente l’avantage de s’appuyer sur l’expertise et les ressources d’une organisation expérimentée. Le syndicat peut agir soit en représentation des travailleurs (avec mandat), soit en substitution (sans mandat explicite dans certains cas), soit en défense de l’intérêt collectif de la profession.
Les actions individuelles coordonnées constituent une alternative pragmatique. Dans ce schéma, chaque travailleur engage sa propre procédure, mais une coordination étroite est maintenue entre les différents dossiers, notamment par le recours à un avocat commun. Cette approche permet d’adapter les demandes aux situations particulières tout en bénéficiant de l’effet de masse.
Le signalement à l’inspection du travail ou au procureur de la République peut compléter utilement ces démarches. L’article 40 du Code de procédure pénale impose aux agents publics de signaler les infractions dont ils ont connaissance, ce qui peut déclencher des poursuites pénales contre la coopérative indépendamment de l’action des travailleurs.
Le choix entre ces différentes voies procédurales dépend de nombreux facteurs : nombre de travailleurs concernés, homogénéité des situations, ressources disponibles, objectifs poursuivis (réparation financière, requalification des contrats, sanction de la coopérative). Une analyse stratégique préalable, idéalement menée avec l’appui de professionnels du droit, s’avère déterminante pour optimiser les chances de succès.
La temporalité de l’action constitue un autre élément stratégique majeur. Le délai de prescription en matière de travail dissimulé est de trois ans, ce qui impose une certaine célérité dans la mise en œuvre de la procédure tout en laissant le temps nécessaire à une préparation minutieuse.
Les enjeux probatoires et la charge de la preuve dans les actions collectives
La question probatoire représente un aspect déterminant dans toute action visant à faire reconnaître l’existence d’un travail dissimulé au sein d’une structure coopérative. La répartition de la charge de la preuve et les moyens de preuve admissibles conditionnent largement l’issue du litige.
La répartition de la charge de la preuve
En matière de travail dissimulé, le droit français a progressivement établi un régime probatoire favorable aux travailleurs, reconnaissant l’asymétrie fondamentale qui existe entre ces derniers et les employeurs présumés.
L’article L.8221-6 II du Code du travail prévoit que l’existence d’un contrat de travail peut être établie lorsque les personnes fournissant des prestations dans des conditions qui les placent dans un lien de subordination juridique permanente à l’égard d’un donneur d’ordre. Cette disposition s’applique pleinement aux coopérateurs qui, malgré leur statut formel, se trouveraient dans une telle situation de subordination.
La jurisprudence a considérablement allégé le fardeau probatoire pesant sur les travailleurs. Dans un arrêt remarqué du 17 avril 2019, la Chambre sociale de la Cour de cassation a précisé qu’il appartient au juge « d’examiner les conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs », au-delà des stipulations contractuelles. Cette approche pragmatique permet de lever le voile sur des montages juridiques artificiels.
Pour les actions collectives spécifiquement, cette répartition de la charge probatoire présente un intérêt majeur : il suffit que quelques cas emblématiques soient solidement documentés pour créer une présomption bénéficiant à l’ensemble du collectif, particulièrement lorsque les travailleurs sont soumis à des conditions d’emploi homogènes.
Les moyens de preuve spécifiques au contexte coopératif
Le contexte coopératif génère des problématiques probatoires particulières qui nécessitent des approches adaptées. Plusieurs types de preuves revêtent une importance spécifique :
Les documents de gouvernance coopérative constituent des éléments probatoires de premier ordre. L’analyse des procès-verbaux d’assemblées générales, des rapports du conseil d’administration ou des statuts peut révéler l’écart entre le fonctionnement théorique de la coopérative et sa réalité opérationnelle. L’absence de participation effective des coopérateurs aux décisions stratégiques peut ainsi être documentée.
La réalité économique de la relation constitue un second faisceau d’indices déterminant. Les modalités de rémunération (fixe ou variable, liée ou non aux résultats), l’autonomie financière du coopérateur, sa capacité à développer sa propre clientèle sont autant d’éléments pouvant démontrer l’existence d’une subordination masquée.
Les expertises techniques peuvent s’avérer décisives dans certains secteurs. Dans l’affaire des chauffeurs-livreurs Deliveroo (2020), l’analyse technique du fonctionnement de l’application de géolocalisation a permis d’établir l’existence d’un système de surveillance permanente incompatible avec le statut d’indépendant revendiqué par la plateforme.
Les témoignages croisés des différents travailleurs prennent une dimension particulière dans le cadre d’une action collective. La convergence de multiples récits personnels peut constituer un élément de preuve puissant, particulièrement lorsqu’ils émanent de personnes occupant des fonctions diverses au sein de la structure.
La jurisprudence relative au travail dissimulé dans les coopératives reste encore en construction, mais on observe une tendance des tribunaux à adopter une approche substantielle plutôt que formelle. Ainsi, dans un arrêt du 22 mars 2022, la Cour d’appel de Paris a requalifié en contrat de travail la relation entre une CAE et un entrepreneur-salarié, en constatant que ce dernier ne disposait d’aucune autonomie réelle dans l’organisation de son activité, malgré son statut de coopérateur.
Cette approche pragmatique des juridictions françaises offre un terrain favorable aux actions collectives contre le travail dissimulé dans les coopératives, à condition que les demandeurs présentent un dossier probatoire méthodiquement construit et cohérent.
Perspectives et évolutions : vers une protection renforcée des travailleurs de coopératives
L’avenir des actions collectives contre le travail dissimulé dans les coopératives s’inscrit dans un contexte d’évolution constante du droit et des pratiques économiques. Plusieurs tendances émergentes dessinent les contours d’une protection potentiellement renforcée des travailleurs concernés.
Les évolutions législatives et jurisprudentielles attendues
Le cadre juridique français connaît des transformations significatives qui pourraient faciliter les actions collectives contre le travail dissimulé. La loi d’orientation des mobilités de 2019 a introduit une présomption de salariat pour certains travailleurs de plateformes, ouvrant la voie à une possible extension de ce mécanisme à d’autres secteurs où prospèrent les zones grises du droit du travail.
Au niveau européen, plusieurs initiatives méritent attention. La directive 2019/1152 relative à des conditions de travail transparentes et prévisibles impose aux États membres de protéger tous les travailleurs, quel que soit leur statut formel. Plus récemment, la proposition de directive sur les travailleurs de plateformes prévoit une présomption légale de relation de travail lorsque certains critères de contrôle sont réunis. Ces dispositions, une fois transposées, pourraient offrir un levier supplémentaire aux travailleurs de coopératives victimes de dissimulation.
La jurisprudence poursuit son œuvre de clarification. Dans un arrêt du 13 janvier 2022, la Cour de justice de l’Union européenne a rappelé que la qualification de travailleur dépend des conditions réelles d’exercice de l’activité et non du cadre juridique formel. Cette approche fonctionnelle favorise la requalification des relations de travail déguisées, y compris dans le contexte coopératif.
Les nouveaux outils numériques au service de l’action collective
Les technologies numériques transforment profondément les modalités d’organisation des actions collectives. Plusieurs innovations méritent d’être soulignées :
Les plateformes collaboratives spécialisées facilitent la constitution de collectifs de travailleurs et la coordination de leurs actions. Des outils comme Class Action France ou ActionCivile permettent aux victimes de se regrouper, de partager leurs témoignages et de mutualiser leurs ressources.
Les systèmes de preuve numérique offrent de nouvelles possibilités pour documenter le travail dissimulé. L’horodatage certifié, la géolocalisation ou encore les captures d’écran authentifiées constituent des moyens de preuve de plus en plus admis par les tribunaux. Dans l’affaire des livreurs Frichti (2021), c’est notamment grâce à l’exploitation des données de l’application que les travailleurs ont pu démontrer l’existence d’un lien de subordination.
Les mécanismes de financement participatif des actions en justice représentent une innovation majeure pour surmonter l’obstacle financier. Des plateformes comme Litigation Fund permettent de mutualiser les coûts d’une procédure entre de nombreux contributeurs, rendant accessibles des actions judiciaires qui seraient hors de portée pour des travailleurs isolés.
Vers un modèle coopératif authentique et respectueux du droit
Au-delà des aspects contentieux, une réflexion de fond s’impose sur l’avenir du modèle coopératif et sa capacité à conjuguer les principes d’autonomie et de protection sociale. Plusieurs pistes émergent :
Le développement de labels de qualité pour les coopératives respectueuses du droit social pourrait offrir une garantie aux travailleurs et valoriser les structures vertueuses. La Confédération générale des SCOP travaille actuellement à l’élaboration d’une telle certification, intégrant des critères de gouvernance démocratique effective et de protection sociale des membres.
La création de statuts hybrides légalement reconnus, à mi-chemin entre le salariat classique et l’indépendance totale, représente une autre voie prometteuse. Le statut d’entrepreneur-salarié des CAE constitue une première tentative dans cette direction, mais nécessite des garde-fous supplémentaires pour prévenir les abus.
Enfin, le renforcement des mécanismes d’inspection et de contrôle spécifiques aux coopératives pourrait contribuer à prévenir les situations de travail dissimulé. La formation de corps d’inspecteurs spécialisés dans l’économie sociale et solidaire permettrait une meilleure détection des pratiques frauduleuses.
Ces évolutions dessinent un avenir où le modèle coopératif pourrait retrouver sa vocation originelle d’émancipation économique et sociale, tout en offrant aux travailleurs les garanties auxquelles ils ont droit. Dans cette perspective, l’action collective contre le travail dissimulé apparaît non comme une menace pour les coopératives, mais comme un garde-fou nécessaire contre les dérives d’un système parfois détourné de ses finalités premières.
Retours d’expérience : analyses de cas emblématiques et leçons pratiques
L’examen des actions collectives menées contre le travail dissimulé dans diverses structures coopératives offre un éclairage précieux sur les facteurs de succès, les obstacles rencontrés et les stratégies efficaces. Plusieurs cas emblématiques méritent une attention particulière pour leurs enseignements pratiques.
L’affaire des fausses coopératives de livreurs
Le cas des coopératives de livreurs à vélo constitue un exemple particulièrement instructif. Entre 2018 et 2022, plusieurs structures se présentant comme des coopératives ont été créées pour organiser la livraison de repas à domicile. En réalité, ces entités fonctionnaient comme des intermédiaires entre les plateformes de commande en ligne et les livreurs, ces derniers étant formellement associés de la coopérative mais soumis à des conditions de travail strictement contrôlées.
En 2021, un collectif de 70 livreurs a engagé une action coordonnée contre l’une de ces structures, Les Coursiers Bordelais. Leur stratégie s’est articulée autour de trois axes :
- La documentation systématique du fonctionnement réel de la coopérative (captures d’écran des directives, enregistrements des communications, relevés des horaires imposés)
- Le recours à un syndicat disposant d’une expertise dans le secteur des nouvelles formes d’emploi
- Une médiatisation contrôlée du conflit, mettant en lumière le décalage entre les valeurs coopératives affichées et les pratiques constatées
Cette action a abouti, en première instance, à la requalification des relations en contrats de travail et à l’octroi d’indemnités substantielles pour travail dissimulé. La décision du Conseil de Prud’hommes de Bordeaux du 18 octobre 2021 a mis en évidence plusieurs éléments déterminants :
L’absence de participation effective des livreurs aux décisions stratégiques de la coopérative, malgré leur statut formel d’associés, a constitué un indice majeur de la subordination déguisée. Le tribunal a notamment relevé que les assemblées générales se limitaient à entériner des décisions prises en amont par un cercle restreint de dirigeants.
L’existence d’un système algorithmique d’attribution des courses, identique à celui utilisé par les plateformes traditionnelles, a été considérée comme incompatible avec l’autonomie supposée des coopérateurs. Ce système imposait de fait des horaires, des zones géographiques et des cadences de travail.
Cette affaire met en lumière l’importance d’une approche probatoire méthodique, centrée sur la démonstration de l’écart entre le fonctionnement théorique de la coopérative et sa réalité opérationnelle.
Le cas des coopératives artistiques et culturelles
Le secteur culturel présente une autre configuration intéressante, avec la multiplication de coopératives artistiques dont certaines dissimulent des relations de travail salariées sous couvert de mutualisation de moyens.
En 2020, un groupe de 12 artistes et techniciens du spectacle a engagé une action contre une CAE spécialisée dans les métiers de la culture. Ces professionnels, formellement entrepreneurs-salariés de la coopérative, ont démontré qu’ils étaient en réalité intégrés à une organisation hiérarchisée qui leur imposait projets, clients et tarifs.
Leur démarche s’est heurtée à plusieurs obstacles spécifiques au secteur culturel :
La précarité structurelle des travailleurs concernés, souvent habitués à multiplier les statuts (intermittence, auto-entrepreneuriat, portage salarial), rendait plus difficile la démonstration d’une subordination exclusive à la coopérative.
La dimension affective et idéologique du projet coopératif a initialement freiné la mobilisation, de nombreux artistes étant attachés aux valeurs de l’économie sociale et solidaire et réticents à engager une action perçue comme hostile à ces principes.
Face à ces défis, le collectif a développé une stratégie distinctive :
Le recours à une médiation préalable, tentant de résoudre le conflit sans judiciarisation excessive. Cette approche a permis d’obtenir, pour certains membres du collectif, une régularisation de leur situation sans passer par le tribunal.
L’implication d’experts du secteur culturel capables d’expliciter aux juges les spécificités de ce domaine d’activité et les formes particulières qu’y prend la subordination.
Cette affaire, toujours en cours pour certains plaignants, illustre l’importance d’adapter la stratégie d’action collective aux particularités sectorielles et à la culture professionnelle des travailleurs concernés.
Leçons pratiques pour les futures actions collectives
L’analyse de ces différents cas permet de dégager plusieurs enseignements opérationnels pour les travailleurs et leurs conseils :
La temporalité de l’action s’avère déterminante. Agir trop tôt, sans documentation suffisante, compromet les chances de succès ; attendre trop longtemps expose au risque de prescription et à la dispersion du collectif. Un équilibre doit être trouvé, généralement après plusieurs mois de collecte organisée des preuves.
La gradation des moyens apparaît comme une approche efficace. L’expérience montre qu’une démarche progressive – de la négociation informelle à la mise en demeure, puis à l’action judiciaire – peut permettre de résoudre certaines situations sans aller jusqu’au procès, tout en préservant cette option en cas d’échec des voies amiables.
La cohésion du collectif constitue un enjeu majeur tout au long de la procédure. Les actions qui réussissent sont généralement celles où un noyau dur de plaignants maintient sa détermination malgré les inévitables pressions et tentatives de division. Des réunions régulières, un partage transparent des informations et une prise de décision collective sur les orientations stratégiques contribuent à cette cohésion.
Ces retours d’expérience soulignent que, au-delà des aspects juridiques, l’action collective contre le travail dissimulé dans les coopératives comporte une dimension humaine et organisationnelle fondamentale. Sa réussite dépend autant de la solidité des arguments juridiques que de la capacité du groupe à maintenir sa mobilisation dans la durée et à résister aux stratégies dilatoires souvent déployées par les structures mises en cause.
